Quand le
communiqué
de la maison royale est tombé, dans la soirée du jeudi 12 octobre, une
bonne partie de la classe politique marocaine a poussé un «
ouf
!
» de soulagement : le roi Mohamed
VI
allait donc être présent le lendemain à Rabat pour présider, comme à
l’accoutumée, la séance qui ouvre l’année parlementaire. La rumeur avait
couru que le monarque pouvait prolonger son séjour en France et charger
le prince Moulay Hassan, son fils de 14 ans, de prononcer à sa place le
discours inaugural, retransmis en direct à la télévision.
Depuis le début de son règne, Mohamed
VI
s’est souvent absenté de son royaume. Ses séjours à l’étranger sont
cependant devenus de plus en plus fréquents et cette année, il a
probablement battu un record. Pendant les six mois du milieu de l’année,
entre le 1
er avril et le 30 septembre, il est resté 81 jours en dehors du Maroc, c’est-à-dire 45
% de son temps.
De Cuba à la Floride
Selon les informations rapportées par la presse marocaine, le souverain a été, du 7 avril au 14 mai, successivement
en vacances en famille à Cuba et
en Floride, puis
seul à Paris et à Betz, un village de l’Oise où la famille royale possède un château au milieu d’un parc de 70 hectares
;
du 6 au 14 juillet
et du 21 au 31 août, il est encore retourné en France. Enfin, il est
revenu à Paris le 4 septembre, pour se faire opérer 48 heures après d’un
ptérygion à l’œil gauche qui s’étendait sur la cornée.
L’opération, pratiquée à l’hôpital des Quinze-Vingts, aurait pu être faite au Maroc.
« Il s’agit d’une intervention ophtalmologique banale, largement maîtrisée par nos compétences locales », signalait le docteur Othmane Boumaalif dans le journal numérique marocain
Le Desk. Le professeur Jean-Philippe Nordmann, chef de service, et Abdelaziz Maaouni, médecin personnel du roi, ont prescrit à Mohamed
VI « un repos de 15 jours », selon
le communiqué signé conjointement le 6 septembre. Son séjour à Paris durera cependant 23 jours.
Mohamed
VI est finalement revenu au Maroc
le 30 septembre et, comme c’est souvent le cas lors de son retour, il a
eu pendant 48 heures une intense activité. Il a notamment présidé le
2 octobre un conseil des ministres consacré, entre autres, au
programme de développement d’Al Hoceima,
la capitale culturelle de la région frondeuse du Rif qui lui a donné
tant de fil à retordre depuis fin octobre 2016. Souvent, ce sont les
inaugurations qui se succèdent, à peine le roi rentré au pays. Nombre
d’entre elles ne sont pas vraiment du niveau d’un chef d’État. Le roi a
inauguré, par exemple, une
piscine municipale à Oujda en juillet 2008, une tâche qui en Europe reviendrait à un conseiller municipal ou, tout au plus, à un maire.
Puis, le lendemain, le 3 octobre, il est à nouveau reparti sur Paris pour subir un contrôle postopératoire,
selon Le 360,
le journal en ligne le plus proche du Palais. La Société française
d’ophtalmologie explique, sur son site, qu’après cette opération
« les soins sont limités à l’instillation de gouttes et l’application d’une pommade », ainsi qu’à une protection oculaire pendant deux ou trois jours. Pour se soumettre à cette révision, Mohamed
VI est pourtant resté en France dix jours, jusqu’à la veille de la réouverture des deux chambres du Parlement, le 13 octobre.
Un « lapin » pour le premier ministre russe
Juste avant, du 10 au 12 octobre, le premier ministre russe Dimitri Medvedev avait effectué sa première
visite officielleà
Rabat, mais il n’a pas été reçu par le souverain qui se trouvait encore
entre Betz et Paris. Saad-Eddine Al-Othmani, le chef du gouvernement, a
transmis à son hôte russe
« les excuses [du roi]
qui, pour des raisons de santé, ne peut se réunir avec vous (…) »,
selon l’agence de presse moscovite Itar-Tass. La presse marocaine n’a
quant à elle donné aucune explication sur cette audience royale à
Medvedev, annoncée par certains journaux comme
L’Économiste, mais qui finalement n’a pas eu lieu. Elle a rapporté, en revanche, que le souverain avait
offert un déjeuner à Medvedev, oubliant parfois de préciser qu’il n’y était pas présent.
Le «
lapin
»
posé à Medvedev n’est pas vraiment une surprise. La liste des
rendez-vous manqués par le monarque est longue. L’un des plus frappants
fut son absence — il était encore en France — lors de
la visite à Rabat de Tayyip Recep Erdogan, alors premier ministre de Turquie, en juin 2013. Celui-ci écourta son séjour et renonça à recevoir le titre de docteur
honoris causa
de l’université Mohamed V, laissant ainsi entrevoir son mécontentement.
Al-Othmani, à l’époque ministre des affaires étrangères, avait pourtant
annoncé à l’agence de presse turque Anadolu que le roi serait bien à
Rabat pour recevoir l’hôte turc.
De nombreux courtisans, serviteurs et gardes du corps accompagnent le
souverain lors de ses déplacements. Ils logent pour la plupart dans les
hôtels de l’Oise proches du château, fréquentent les restaurants et
font tourner l’économie locale. L’épicière de la supérette de Betz
confiait récemment à la chaîne de télévision France 3 qu’elle aurait dû
fermer si le
château ne lui passait pas de grosses commandes. Combien sont-ils dans l’entourage itinérant du roi
?
Leur nombre n’a été dévoilé qu’une fois, en décembre 2004, lors de ses
vacances à Punta Cana (République dominicaine). Ils étaient alors 300,
selon le secrétariat d’État au tourisme de Saint-Domingue.
Des selfies sur Facebook
Pendant ses congés le roi donne régulièrement de ses nouvelles aux
Marocains d’une façon un peu particulière : des photos postées sur la
page Facebook
d’un certain Soufiane El-Bahri. Ce jeune homme mystérieux, qui dit
avoir 26 ans, a pratiquement le monopole des photos de Mohamed
VI,
souvent des selfies avec des immigrés marocains pris lors de ses
voyages. À Paris ils sont nombreux, mais à Miami ou à Prague il faut que
les consulats du Maroc remuent ciel et terre pour les rassembler à
l’hôtel où loge le souverain. À Hong Kong, en décembre 2015, le consul a
été incapable de trouver un seul Marocain susceptible de se faire
photographier.
Trois jours après son opération, le roi est
apparu sur une photo
avec un t-shirt noir et un bandeau blanc lui couvrant l’œil gauche dans
une librairie parisienne. Parfois, la photo — que des journaux
marocains s’empressent de reproduire — est accompagnée d’une légende
disant que l’immigré (ou quelquefois aussi le passant français féru du
Maroc) exprime sa joie d’avoir pu rencontrer le souverain, qui s’est
montré attentionné à son égard.
Soufiane El-Bahri assure, dans les rares déclarations qu’il a faites à
la presse, que les photos (parfois aussi des vidéos) lui sont
spontanément envoyées par ceux qui ont eu la chance de se faire
photographier avec Mohamed
VI à travers le
monde. Il est plus vraisemblable que c’est l’entourage royal qui les lui
fait parvenir pour montrer, sans passer par une filière officielle de
distribution, sa popularité au-delà des frontières du Maroc. Le monarque
apparaît ainsi bien plus en photo avec des Marocains résidant à
l’étranger que dans son propre pays.
Betz, capitale du Maroc
Aux séjours en dehors du Maroc s’ajoutent les vacances de Mohamed
VI
dans son royaume, dont il est plus difficile d’évaluer la durée car la
presse n’en précise pas les dates. Elles se sont déroulées cet été,
comme d’habitude, à
M’diq,
sur la côte méditerranéenne entre Tétouan et Ceuta. Elles incluent, en
général, une virée à Al-Hoceima qui cette année n’a pas eu lieu à cause,
sans doute, de la tension qui prévaut dans le Rif. Plusieurs ministres
marocains->
http://telquel.ma/2017/06/27/voici-liste-responsables-prives-vacances-instructions-royales_1551926]
n’ont en revanche pas eu droit à des congés cette année. Le roi les en
avait privés le 25 juin, pour qu’ils se consacrent à fond à faire
avancer le
dossier embourbé du développement du Rif.
Les fréquentes escapades royales à l’étranger suscitent bien des plaisanteries sur les réseaux sociaux.
« Quels sont les deux pays africains qui ont déménagé leurs capitales ? », se demandait, par exemple, un usager de Twitter, avant de répondre lui-même :
« Le Nigeria, de Lagos à Abuja, et le Maroc, de Rabat à Betz ».
Mais au-delà des quolibets presque personne, ni au Maroc ni à
l’étranger, ne se penche ouvertement sur les conséquences des absences
prolongées d’un chef d’État dont les pouvoirs, contrairement aux
monarques européens, n’ont rien de protocolaire. La nouvelle
Constitution de 2011 place encore entre ses mains
l’essentiel du pouvoir exécutif. Son absentéisme est un cas unique dans le monde contemporain
; les diplomates et les
think tanks de l’Europe du Sud en parlent souvent en catimini, mais personne n’ose s’exprimer en public.
« Un problème constitutionnel, politique et moral »
Dans ces conversations en sourdine pointe parfois une légère
inquiétude à propos de la stabilité du Maroc, à cause de ces absences
réitérées qu’aucun officiel marocain n’explique vraiment à ses
interlocuteurs européens. L’exercice quotidien du pouvoir pèse-t-il trop
à Mohamed
VI ? A-t-il régulièrement besoin de se sentir plus libre sous d’autres cieux
?
Il n’y a en tout cas apparemment pas de vacance du pouvoir. Quand le
roi n’est pas là, le royaume est gouverné par son bras droit, son
conseiller royal
Fouad Ali Al-Himma.
Ils sont amis depuis le temps où ils étaient assis ensemble sur les
bancs du collège royal à Rabat. La presse appelle parfois Himma «
le vice-roi
».
Pour avoir accès au souverain il faut passer par lui, même si l’on
possède le titre de conseiller royal ou si on préside le gouvernement.
L’un de rares à avoir osé écrire sur les exils volontaires du souverain est le journaliste marocain Ali Anouzla.
« Mohamed VI,
qui accumule autant de titres royaux, a-t-il le droit de s’absenter si
souvent et pendant si longtemps sans même annoncer la date de son voyage
et sa durée ? », se demanda-t-il dans un éditorial de
Lakome,
son journal en ligne, publié le 4 juin 2013, juste à la fin d’un séjour
du monarque de cinq semaines en France. Le roi est, en effet, non
seulement chef de l’État marocain, mais aussi Commandeur des croyants,
commandant en chef des forces armées royales, président du conseil des
ministres, du conseil supérieur de la magistrature et du conseil
supérieur des oulémas.
« L’absentéisme du roi pose à la fois un problème constitutionnel, politique et moral », concluait Anouzla.
Mal lui en a pris de coucher ses réflexions sur papier. Trois mois après, le 17 septembre 2013, Anouzla est
arrêté et son journal fermé,
officiellement pour y avoir mis un lien qui conduisait à la première
vidéo, intégralement consacrée au Maroc, d’Al-Qaida au Maghreb islamique
(
AQMI). Ce document figurait sur le blog «
Orilla sur
» du quotidien espagnol
El País. Anouzla a été inculpé pour «
fourniture d’une assistance matérielle
» et «
incitation aux actes terroristes
».
Il est resté cinq semaines en prison, mais son procès n’a toujours pas
eu lieu. Le lien menant à la vidéo était un prétexte, selon la
presse indépendante.
Il lui était surtout reproché d’avoir mis à jour, en août 2013, le rôle
calamiteux du Palais royal dans la grâce octroyée par erreur au
pédophile espagnol Daniel Galván et, deux mois auparavant, son éditorial sur les longues vacances royales, qui avait eu un certain écho à l’étranger.